Ulrike Heydenreich: Prélèvements pour l’intime

Bertrand Charles for HORS D’OEUVRE No 34, 2015
(Journal of contemporary art, Dijon Bourgogne, France)

Ce n’est pas l’étreinte de Salgado. Ni celle d’Ansel Adams. La montagne de Ulrike Heydenreich n’est pas démesurée, elle est vaste. Elle vous embrasse d’une légèreté débordante. C’est dans la solitude intime des dispositifs mise en place qu’elle vous prend pour exercer son étreinte. Une douceur qui fascine.

Sur ces monts où le vent efface tout vestige, Ces glaciers pailletés qu’allume le soleil, Sur ces rochers altiers où guette le vertige, Dans ce lac où le soir mire son teint vermeil,

Sous mes pieds, sur ma tête et partout, le silence, Le silence qui fait qu’on voudrait se sauver, Le silence éternel et la montagne immense, Car l’air est immobile et tout semble rêver. 1

Dans ses dessins, la nature n’est pas outragée par une perfection froide. Si la précision peut être clinique, Ulrike Heydenreich préfère la subtilité d’une assurance ; une maîtrise qui fait glisser le regard sur les sommets enneigés et rend possible la délectation des constrastes alpins ou des roches qui percent le ciel. Bref, paysage.

Puisées dans des archives historiques des premières expéditions alpines, les images au charme désuet sont des scènes de haute montagne parfois habitées de randonneurs 2. Avec le crayon et le collage, Ulrike Heydenreich introduit ces images dans le présent tout en préservant leur ancien aura. Dans ces images blanches, délavées, où les motifs apparaissent comme insolés, le temps semble s’être arrêté. Les paysages dessinés s’extraient de l’écoulement du temps, à l’instar de la montagne, lieu intemporel, qui n’a pas subi la mainmise de l’homme, espace propice au voyageur en quête de sublime célébré par Caspar David Friedrich dans Le Voyageur contemplant une mer de nuages (1817). La blancheur de porcelaine, l’immensité des sites, l’intensité des ombres et la nuance des gris exsudent un romantisme sans qu’on n’y décèle aucun sentimentalisme.

À la fois ce que l’on a devant soi et son image, le terme paysage possède l’ambivalence d’être à la fois le sujet et sa représentation. Une donnée qui ne nous trouble pas, une homonymie avec laquelle on compose sans cesse et sans problème, à ceci près que l’image, en opérant un choix, complexifie une réalité objective. Les images qui servent de base au travail sont combinées entre elles, puis le manque est imaginé. À première vue, le paysage semble réel. L’absence de geste, l’exactitude des ombres font penser à de la photographie mais quelques éléments répétés font planer le doute. Ulrike Heydenreich ne dessine pas une montagne mais sa forme archétypale. Ainsi, une émouvante sensation naît chez celui qui a l’habitude de parcourir les reliefs. Ulrike s’appuie sur la puissance évocatrice des paysages vierges et transforme ainsi l’épaisse géographie en objet d’art. C’est bien plus une reconstruction d’un paysage réel qu’une reconstitution. Devant, dedans, autour : Ulrike Heydenreich dessine, c’est une évidence, mais elle construit aussi. Ses bagues paysagères utilisent le principe du panorama : une chaîne de montagnes se déroule sur un plan incliné circulaire d’un mètre de diamètre 3. Pour réaliser ses Panoramaring, elle se place au centre d’une table à dessin mobile qu’elle a conçue, constituée d’une structure qui supporte un plan incliné circulaire sur lequel elle dispose son papier à dessin. Elle se positionne ainsi au centre du paysage et le dessine toujours « en face », en tournant sur ellemême, se retrouvant au centre de son dessin. De fait, son rapport à l’image et au paysage est bouleversé. Le nôtre aussi. Il n’y a plus de point de fuite fixe. Le paysage est infini. Nous embrassons le paysage d’un seul coup d’œil avec la sensation ubiquiste d’être à la fois au-dessus, devant et dedans. Dans le paysage et hors de lui.

La série Ausblick 4, rétablit un rapport à l’image plus classique, frontal. Les dessins installés à l’intérieur de petits caissons possèdent la précison des veduta italiennes et sont constitués littéralement de petits pans de murs qui s’ouvrent sur une fenêtre donnant sur la montagne. Ces pans en relief introduisent une fausse perspective qui prolonge l’espace du dessin et le transforme. Plutôt qu’une vue, c’est un fragment prélevé, découpé. Ailleurs, le paysage se déplie. À l’image des cartes géographiques, ses dessins émergent entre deux plis de la feuille 5 quand ce n’est pas l’image qui est comme éclatée en facettes cristallines après l’action du pliage 6. La surface laissée blanche gagne ainsi des gris nuancés. Elle devient volume et acquiert une fragilité, une légereté, qui lui donne une force nouvelle. Entre ombre propre et ombre portée, le dessin adopte des caractéristiques sculpturales. D’images, les dessins passent littéralement à une autre dimension. Ils ne sont plus fixés au mur mais s’en détachent. Ils prennent corps.

« On a souvent dit de l’esthétique romantique qu’elle constituait une synthèse entre l’art et la nature, là où l’esthétique néo-classique installait ou maintenait un écart. […] Le paysage cristallise dans le romantisme l’union du sujet et de l’objet, de la sensibilité et de la réalité vivante. Pour être réel et ressemblant, le paysage n’en est pas moins rêvé et imaginaire. » 7. Si une filiation existe avec le romantisme, ne préexiste pas à l’œuvre de Ulrike Heydenreich l’aveu d’impuissance face aux « forces de la nature ». Point de mélancolie, ni de sentiment de solitude. Sa façon de tordre le plan du dessin vient créer le point nodal d’une conversation intime, silencieuse et minimale entre un paysage et celui qui le contemple.

Bertrand Charles, 2014


1 Baudelaire, Incompatibilité, Poèmes divers, 1837
2 Neuland 04, 2013, crayon sur papier, collage, 85 x 65 cm
3 Panoramaring, 2010, crayon sur papier, bois, métal, 15,5 x 97 cm
4 Ausblick #17, 2011, crayon sur papier, bois, verre, 27,3 x 90,7 x 6 cm, Ausblick 03, 2013, crayon sur papier, bois, verre, 68 x 51 x 7 cm
5 Faltung 01, 2013, crayon sur papier plié, 56 x 84 x 5cm
6 Gebirgsstück 01, 2013, sérigraphie sur papier plié, 64 x 50 x 5 cm
7 Olivier Schefer, « Peindre la nature sans rien céder à l’art, C. D. Friedrich », Acta fabula, vol. 12, n° 8, Editions, rééditions, traductions, Octobre 2011